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Le projet avorté de transporter le Grand menhir de Locmariaquer à Paris pour faire briller le “Celtisme”

A la fin du 19ème siècle, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, il fut un temps proposé de déplacer le grand menhir de Locmariaquer à Paris. Le géant de pierre, gisant éclaté en quatre fragments, aurait été transféré, réassemblé et redressé sur une place de la capitale française. Loin de faire l’unanimité, le projet a finalement été abandonné. Cette affaire met en lumière certains acteurs oubliés et révèle les divisions politique et idéologique de l’époque.

L’exposition universelle de 1900 est un terrain de recherche mirifique, et même après plusieurs années à m’y intéresser, quelques surprises se lisent encore à son sujet dans la presse et les revues bretonnes. Ainsi en est de la lecture d’articles évoquant le projet -pour le moins surprenant- de déplacer le grand menhir brisé de Locmariquer à Paris. L’ambition du projet était à la mesure de ce monument qui ne connait aucun équivalent pour une stèle du néolithique. En effet, les analyses entreprises sur ce dolmen estiment sa taille à “20,60m pour un poids de 280 tonnes“. Taillé et déplacé aux alentours de 4500 ans avant notre ère, l’imposant colosse de pierre est aujourd’hui couché, près du cairn et tumulus d’Er Grah, brisé en quatre morceaux. Encore aujourd’hui on peut rester béat d’admiration face à la prouesse technique des femmes et hommes du néolithique ayant permis le transport de ce géant de pierre.

Le Grand menhir brisé d’Er Grah à Locmariaquer
Auteur : Llann Wé² Creative commons.
URL : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:W1534-Locmariaquer_GrandMenhirBrise_80918.JPG
Locmariaquer menhir de Men-er-Groah. Jourdain (Photographe), Locmariaquer. Collection numérique du Musée de Bretagne : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo249808
Locmariaquer menhir de Men-er-Groah. Jourdain (Photographe), Locmariaquer. Collection numérique du Musée de Bretagne : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo249808

L’engouement pour le mégalithisme

Tout au long du 19ème siècle, la fascination des intellectuels, hommes de lettres ou d’église, pour les mégalithes grandit. Les départements bretons voient tous éclore nombre de sociétés savantes. A ce propos, les archéologues Martial Monteil et Jacques Santrot nous apprennent que “les principales prennent la suite de quelques académies et sociétés plus polyvalentes crées à la fin du xviiie et au début du xixe siècle” Dans les actes de la journée d’étude “La naissance de l’archéologie régionale dans l’Ouest armoricain : une enquête à développer“, on peut trouver dans le chapitre consacré aux “temps des archéologues et des sociétés savantes (XIXe siècle)” cette liste de nouvelles sociétés savantes et la date de leur création :

  • la Société Polymathique du Morbihan en 1826 ;
  • la Société Archéologique des Côtes-du-Nord en 1842 ;
  • l’Association Bretonne en1843 ;
  • la Société Historique et Archéologique d’Ille-et-Vilaine en 1844 ;
  • la Société Archéologique du Finistère en 1845 ;
  • la Société Archéologique de Nantes et de la Loire-Inférieure en 1845 ;
  • la Société d’Émulation des Côtes-du-Nord en 1861.

Porté par cette vague d’intérêt, le grand menhir est ainsi classé au titre des monuments historiques en 1889. “L’intérêt des scientifiques pour les mégalithes se popularise avec l’édition de cartes postales dont l’âge d’or coïncide avec l’Exposition de Paris de 1900” nous précise l’archéologue et préhistorien Jean Pierre Mohen dans son ouvrage “Les Mégalithes Pierres De Mémoire“. C’est précisément pour “l’offrir à la curiosité” des visiteurs de l’Exposition universelle de Paris qu’est proposé le projet de déplacer ce monument breton jusqu’à Paris, à près de 500 km de son emplacement multimillénaires. Les hommes et femmes du néolithique avaient réussi l’exploit de le transporter de quelques kilomètres celles et ceux du 19ème envisagent de faire briller leur supériorité technique et de supplanter cette prouesse ancestrale.

Carte postale de l'éditeur Hamonic (Saint Brieuc) représentant le menhir brisé de Locmariaquer. Contrairement aux indications de la légende, celui-ci a été "volontairement abattu vers 4 400 ans avant J-C". URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b101059739
Carte postale de l’éditeur Hamonic (Saint Brieuc) représentant le menhir brisé de Locmariaquer. Contrairement aux indications de la légende, celui-ci a été “volontairement abattu vers 4 400 ans avant J-C“. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b101059739

Faire du Grand menhir le “clou de l’Exposition”

On lit ainsi dans Le Petit Français illustré, en date du 4 décembre 1897, comment le “contre-amiral Réveillère vient d’émettre l’idée de transporter de Bretagne à Paris” le “plus grand et le plus beau des monuments mégalithiques”. Le contre-amiral Paul Réveillère, initiateur de ce projet, est un homme à la réputation bien assise. Celui-ci a été tour à tour, et tout à la fois, militaire, journaliste et écrivain, connu sous un pseudonyme empruntant le nom de jeune fille de sa mère : Paul Branda.

“Ce n’est qu’à Paris qu’il (le menhir) aura la force de symbole”

Charles Le Goffic

Personnage haut en couleur, un chapitre entier lui est consacré par Charles Le Goffic dans son ouvrage l’Âme Bretonne. Le poète et romancier de Lannion semblait avoir une forte estime pour cette figure du mouvement “autarchiste”. Le Trégorois considérait qu’il n’y a “point d’homme plus déconcertant que M. Réveillère. J’ai lu la plupart de ses livres et je conçois qu’ils aient rebuté la critique. C’est que chaque page, je dirais presque chaque ligne, y heurte quelque opinion reçue.”

De cet esprit surgit donc l’idée de transférer le mégalithe morbihannais sur le Champ de Mars. Paul Réveillère obtint ainsi un soutien enthousiaste dans la presse parisienne, et celui de celtisants de premier plan comme Anatole Le Braz et Charles Le Goffic. Ce dernier estimant que : “Ce n’est qu’à Paris qu’il (le menhir) aura la force de symbole“. Le contre-amiral Réveillère ne ménagea pas ses efforts, allant même jusqu’à plaider sa cause devant le conseil municipal de Paris. Pour Réveillère redresser le menhir de Locmariquer à Paris serait le “clou” de l’Exposition universelle !

De l’enthousiasme à l’opposition farouche

Le projet ne passa pas inaperçu. Il nourrit les gazettes en Bretagne, comme à Paris, pendant des mois. Mais rapidement l’entreprise rencontra une opposition virulente. Dans les articles de presse de l’époque, une pétition d’opposition est mentionnée, on lit une promesse de manifestation si le projet voit le jour, et un membre de la société polymathique du Morbihan annonce même préférer dynamiter le menhir plutôt que le voir offrir à “ces parisiens”. Il est particulièrement savoureux de lire cet article de la Dépêche de Brest, où le journaliste du Finistère rencontra ce membre terriblement énervé de la société savante morbihannaise, qui asséna de furieux coups de poing sur la table et déclara :

“Venez le prendre, notre menhir ! Non, mais venez-y donc ! Nous vivants, vous ne l’aurez pas !”

Un Membre de la société Polymathique du Morbihan

“Venez le prendre, notre menhir ! Non, mais venez-y donc ! Nous vivants, vous ne l’aurez pas. Pour l’enlever, il faudra nous passer sur le corps ! Ah, ça, croyez-vous que nous allons nous le laisser voler, comme ça, sans rien dire ouf ! Et par qui ? Par vous autres ! Et pourquoi ? Pour en faire cadeau à ces Parisiens ! (…) Eh bien ! Essayez de vous y frotter et vous m’en direz des nouvelles. En deux heures, je réunis trois cents hommes aussi que moi et aussi vigoureux (…) Au reste, plutôt que de vous l’abandonner, nous le casserons en petits morceaux, notre grand menhir, nous le ferons sauter à la dynamite, et vous pourrez alors l’expédier à vos Parisiens. Ils pourront l’employer s’ils le veulent à l’empierrement de leurs rues. Mais le dresser dans votre capitale, jamais !”
Un membre de la société polymathique du Morbihan – La Dépêche de Brest

Combattu dans le Morbihan, rejeté par le conseil municipal de Paris, le projet est définitivement enterré par l’éminent archéologue M. de Mortillet en charge de l’affaire, qui rédigea son veto. Amer, Paul Réveillère ne cacha pas son “grand regret” et “profond chagrin” suite à l’abandon de ce titanesque chantier. “La presse, d’abord en majorité favorable, se retourna devant les intempestives manifestations de gens qui ne comprirent rien à la question ou n’en saisirent la portée” se lamenta t’il dans son ouvrage Mégalithisme.

Portrait de Paul Emile Marie Réveillere (1829-1908) par le photographe Alfred Bernier (1822-1900) url :  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8453207z/f1.item#
Portrait de Paul Emile Marie Réveillere (1829-1908)
par le photographe Alfred Bernier (1822-1900)
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8453207z/f1.item#

Faire briller le “Celtisme” à Paris

Le contre-amiral Réveillère n’avait pas la simple ambition de faire du grand menhir une attraction pour les visiteurs de Paris. Ce projet revêtait pour lui l’aspiration de faire briller l’écho de la civilisation qui avait autrefois été présente “de l’Irlande à l’Asie mineure”. Cette civilisation qu’il appelle à célébrer est celle des “Mégalithiens celtisés”. Ce terme est présenté dans son livre Mégalithisme, paru en 1900, où le militaire en retraite s’y fait notamment historien des temps anciens.

En ouverture de son ouvrage, il affirme qu’il est “nécessaire de se délivrer de cette grosse erreur, si répandue, par laquelle on considère les Français comme des Latins. Nous n’avons de latin que nos préjugés. Nous sommes vraiment des Mégalithiens celtisés et ne pouvons accepter que le nom de Celtes, puisque nos vrais ancêtres n’ont pas de nom dans l’histoire.” Pour Paul Réveillère, le transfert du Grand menhir aurait participé au remodelage du récit national français, permettant ainsi d’affirmer la celticité de la France. “Voilà qui eût donné une haute et juste idée de la grandeur de nos ancêtres, de la valeur de cette civilisation à la fois si grande et si barbare, berceau de la nationalité française ! (…) Ah oui ! nos ancêtres étaient de grands barbares ; j’écume quand j’entends nous appeler des Latins”.

“Ah oui ! nos ancêtres étaient de grands barbares ; j’écume quand j’entends nous appeler des Latins”

Contre-Amiral Paul réveillère, Mégalithisme

Paul Réveillère se voit ainsi comme un nouveau Vercingétorix prêt à relever la bannière des Celtes. Le Grand menhir redressé à Paris aurait ainsi été un phare pour les pays celtes. “Gisant à terre, sur une pointe perdue du Morbihan, il était le symbole d’un passé véritable, mais irrévocablement mort. Aussi les fanatiques du passé se révoltèrent ils à la pensée d’un déplacement qui le transformait en symbole de progrès et d’avenir” argumente le contre-amiral Réveillère, qui se désespère de cette occasion manquée. “C’est dommage : les habitants du Pays de Galles, les Highlanders, l’Irlande, s’apprêtaient à venir saluer à Paris le grand symbole de l’unité de la race et conclure à ses pieds le contrat d’une union fraternelle.”

“Gisant à terre, sur une pointe perdue du Morbihan, il était le symbole d’un passé véritable, mais irrévocablement mort.”

Contre-Amiral Paul réveillère, Mégalithisme

Son envie était ainsi de faire du menhir le symbole d’un nouveau celtisme rayonnant. Cette doctrine du “Celtisme” est d’ailleurs détaillée dans son livre Mégalithisme :

“Le Celtisme est l’acquiescement à la voix du sang qui crie aux membres dispersés de la grande famille celte de s’unir par des liens d’affection et de sympathie pour coopérer à l’enfantement de l’unité humaine, but ultime de l’évolution de l’humanité. La politique n’a rien à voir en cette affaire. Les celtisants n’éprouvent pas le moindre désir de porter atteinte à la nationalité française (…) Avant longtemps prévaudra la doctrine que pour bien aimer son pays, il faut aimer sa race d’abord, puis l’humanité entière, comme pour aimer vraiment son clocher, il faut aimer sa patrie. Tout rapprochement entre les hommes où qu’ils se trouvent et quels qu’ils soient est œuvre sainte.”
Contre-Amiral Paul Réveillère, Mégalithisme

Locmariaquer menhir de Men-er-Groah,
Editions Le Rouzic Zacharie (Editeur)
Collection numérique du Musée de Bretagne : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo195795

Un mouvement “anticeltique”

Suivant cette idée, les opposants bretons à ce projet étaient donc les acteurs d’un “mouvement anticeltique” autant que “provincialiste”. Comme le souligne Charles Le Goffic, Paul Réveillère “ne met point de nuances dans ce qu’il dit“, et c’est donc sans nuance que celui-ci fustige les “fanatiques du passé”, les “réfractaires” et “les attardés” qui ne seraient pas d’avis que la “Bretagne est bien française jusqu’aux moelles”. La revue “Le Clocher breton”, qui avait si ardemment combattu son idée est directement visée par ces attaques.

“Le projet de transport du menhir de Locmariaquer à Paris divisa la Bretagne en deux camps : où la politique ne se niche-t-elle pas ? Au fond s’agitait la querelle entre la République une et indivisible et le particularisme breton. Ce dernier s’efforce de copier le particularisme provençal, sans l’ombre de succès d’ailleurs. Car, en dépit de tous les attardés, la Bretagne est bien française jusqu’aux moelles. Une dame de la haute aristocratie bretonne me disait à ce sujet : “je combats votre projet parce que je suis Bretonne, avant d’être Française.” C’était bien là le débat.”
Contre-Amiral Paul Réveillère, Mégalithisme

Pour en revenir à l’Exposition universelle de 1900, c’est dans une France secouée par plus d’un siècle de révolutions que cette dernière s’est tenue. Le président de la jeune et fragile troisième République Emile Loubet envisageait cet événement mondial comme un moyen d’associer les progrès de la technique (l’électricité, l’image filmée, le confort moderne…) aux idées républicaines. Paul Réveillère souhaitait y faire briller l’héritage celtique de la nation française. On comprend en le lisant que cet “humaniste” et “républicain incontestable” -il fut président d’honneur de l’association des Bleus de Bretagne– n’envisageait donc pas une opposition entre une Bretagne celtique et une France latine mais pensait, bien au contraire, une Bretagne française “jusqu’aux moelles” dans une France celtique et républicaine.

Le menhir en plâtre domine la place centrale du Village breton.
Alfred Picard, Rapport Général Administratif et Technique, T.VII http://cnum.cnam.fr/CGI/fpage.cgi?4XAE69.7/251/100/452/59/417

Un menhir en plâtre

A défaut de grand menhir, une “reproduction en plâtre, couleur granit” du mégalithe “la Table des Marchands” de Locmariaquer fut réalisée et un plus petit menhir en carton pâte fut façonné pour l’Exposition universelle de 1900. Las, le contre-amiral écrivit “je ne doute pas de l’habileté ni du goût des organisateurs de l’exposition bretonne. Je suis convaincu que ce sera un des centres d’attraction les plus fréquentés” mais il se lamente du manque d’ambition. Selon lui il aurait fallu “reproduire le colosse de Locmariaquer restauré (ou) tout au moins le menhir de Kerveatoux (près Saint Renan), le plus beau menhir intact et debout qu’il y ait au monde”.

Malgré l’absence du colosse de pierre, le Village breton fut bel et bien un lieu de curiosité durant l’Exposition universelle. Ce succès permit à Paul Sébillot, le “Prince du folklore” et vice-président du comité d’organisation du Village breton, de tenir un discours en écho avec l’idée de Réveillère. Lors d’un dîner au Village breton, Paul Sébillot discourut sur le succès d’estime de l’Exposition bretonne comparée aux autres villages provinciaux. Alors, même sans la présence triomphante du grand menhir, le “Prince du folk-lore” estima que, malgré tout, “pour la deuxième fois, les Celtes ont conquis la Gaule !”

“C’est ainsi que, dans la grande manifestation de 1900, notre vieille province s’est placée à l’avant-garde de la France civilisée. Le biniou a vaincu le galoubet, les goélands ont chassé les cigales, Brizeux a fait taire Numa Roumestan… Bretons, s’il est vrai qu’une première fois, par la main gracieuse de la duchesse Anne, sur les rives de la Seine, fut plantée la bannière de la Bretagne, aujourd’hui à la barbe du Mas provençal et vu vieil Arles, nous avons le droit de dire : pour la deuxième fois, les Celtes ont conquis la Gaule !”
Lire : Yves Laber, « La fête du costume breton », La Dépêche de Brest, 21 octobre 1900, Yroise.

Bibliographie :